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Au doigt et à l'oeil

Franck Frommer

« Aujourd’hui j’ai tapé sur mon rétroviseur pour agrandir l’image. »

(VDM.com)

Je me souviens des coups de règle sur les doigts quand, lisant à haute voix, je suivais les lignes de texte avec le bout de l’index, veillant à bien suivre l’ordre des mots sans vraiment m’attacher au sens de ce que leur enchaînement révélait.

Loin de moi l’idée de me laisser aller à un vague exercice d’anamnèse « perecquienne », mais plutôt de constater que ce qui était réprouvé, voire interdit dans les années 1960, en tant que geste d’apprentissage de la lecture, est devenu cinquante ans plus tard un outil essentiel de la lecture numérique  1.

Quel curieux spectacle aujourd’hui dans la rue ou les transports en commun que de contempler ces milliers de lecteurs penchés sur des écrans minuscules ! Pouce ou index prêts à l’attaque pour écrire la réponse comminatoire ou pour lire, feuilleter, déplacer, pointer, etc.

Essentiels pour le feuilletage d’un volume, le pouce et l’index ont pris une influence considérable et sont devenus deux auxiliaires indispensables à une bonne saisie du sens à l’ère numérique. Cet index dont Steve Jobs, toujours aussi facétieux et commerçant, avait fait l’un des arguments phares de sa présentation de l’iPhone : grâce à l’écran tactile, le monde devient accessible du bout d’un doigt… Si l’usage du micro-ordinateur invite à l’utilisation de tous les doigts, et même de la main, l’écran tactile, lui, offre l’économie et le confort de ne nécessiter qu’un seul doigt.

En cinquante ans, suivre la lecture avec le doigt est donc non seulement autorisé mais recommandé, voire obligatoire : pointer, presser, glisser, cliquer, taper, viser, toucher, effleurer, caresser, permettent désormais de lire, parcourir, feuilleter, chercher, défiler, trouver, choisir, se promener, acheter… Toute action liée à la lecture est devenue digitale au propre comme au figuré.

Outre les jeux de langage possibles sur les relations entre le doigt, l’écran, la lecture et l’information, il peut sembler fructueux de s’interroger sur cette nouvelle médiation imposée par la technologie. La disparition progressive et programmée de l’objet imprimé ne risque-t-elle pas de produire, à l’instar d’autres transformations médiatiques fondatrices comme l’imprimerie ou la télévision, un nouvel éco-système cognitif provoquant des mutations importantes dans nos façons de lire ?

Sans verser dans la paranoïa ou le débat nostalgique et désormais inutile sur l’éventuelle disparition du format imprimé au profit de l’écran universel, il convient de s’interroger sur cette pratique de lecture en tant que nouvelle gestuelle, comme divertissement et compétence « moderne » et, enfin, comme outil original de conditionnement.

Une lecture « tactile »

« 2011 sera l’année des interfaces tactiles », annonçait, triomphal, un professionnel, estimant par ailleurs que 95 % des smartphones auront des interfaces tactiles dès 2015  2. Si l’on veut devenir un expert de la lecture non plus numérique mais tactile, il faut acquérir les « bonnes pratiques » : « Le fait de toucher la zone avec laquelle on veut interagir est spontané et naturel. C’est comme montrer du doigt ce que l’on souhaite atteindre, ou toucher un objet pour se l’approprier. Avec le tactile, il faut créer un alphabet des actions aussi clair et universel que possible. » Ainsi sommes-nous entrés dans une nouvelle ère de la lecture, du codex au volumen, du manuscrit à l’imprimerie, du livre au web. Nous voici donc face à un mode de lecture qui nécessite un « alphabet des actions », une gestuelle digitale, une gymnastique indicielle…

Une discipline qui ne manque pas de contraintes et de difficultés… L’adresse à lire avec le bout du doigt dépend d’abord de sa grosseur ; puis du lieu où ce doigt pointe sur l’écran : métro ou bus, par exemple, ne sont pas exempts de quelques mouvements brusques pouvant parfois provoquer des catastrophes ; enfin de la façon dont on est installé.

Il y a aussi les difficultés intrinsèques au mode de navigation de l’appareil. Tourner la page d’un livre ou consulter une note est simple. Sur une tablette, mieux vaut connaître quelques trucs comme le tap et le double-tap – gestes basiques qui correspondent au clic de souris –, le press – qui sélectionne –, le flick – balayage rapide pour défiler –, le drag – plus lent et précis. Il y a aussi des gestes plus techniques qui nécessitent de la pratique pour être parfaitement maîtrisés comme le spread ou le pinch qui servent à zoomer ou dé-zoomer avec le pouce et l’index. Sans parler des mouvements destinés aux « cadors » de la tablette comme le splay ou le squeeze

Une génération entière est née avec un mobile, une télécommande, une souris ou une manette dans la main, les yeux rivés à des écrans géants ou minuscules… Pour certains, les lettres, les mots et les phrases n’ont d’existence que sur des supports numériques. L’idée même de livre ou de journal papier semble devenir une absurdité.

À l’ère des digital natives, de la génération Y, il peut sembler passéiste, « réac », voire obscurantiste, de s’attaquer ainsi à ce qui désormais semble le fin du fin de la communication de masse et surtout paraît inéluctable  3.

Avec la tablette tactile, la lecture devient un jeu, et non plus ce difficile exercice de concentration, cette activité silencieuse, laborieuse, solitaire, en un mot, terriblement intellectuelle. Grâce au progrès technologique, la lecture se transforme en nouvelle gym pour les doigts  4 : après la Game Boy, la Wii et la DS, voici venu le temps de la lecture tactile ! Les industriels de la technologie et des « contenus » peuvent se frotter les mains et les « ringards » de l’édition et de la presse remettre sans cesse sur le métier la réflexion sur de nouveaux modèles économiques… La lecture sur papier pourrait bien se limiter à une activité académique, experte et/ou générationnelle.

À l’heure de l’immédiateté, de l’instantanéité, de la communication permanente, de la « viralité », du jeu participatif et de la socialité virtuelle, la lecture à l’ancienne est devenue une activité passéiste, inefficace, improductive, chronophage.

Mais de quel type de lecture parle-t-on ? S’agit-il de la lecture de distraction, de travail, d’étude, de réflexion, technique ? L’acte de lire prend des formes aussi différentes que les objectifs auxquels il participe et revêt ainsi des attributs très divers. Loin d’être un expert en la matière, je ne peux juger qu’à l’aune de ma propre expérience en observant les écarts entre lecture courante et lecture tactilo-numérique.

Se distraire à en mourir  5

Ce qui frappe d’abord dans la lecture numérique, c’est qu’elle est intensément agitée, elle implique de l’action, du geste, elle se pratique souvent en mouvement. Elle induit une navigation instable. Elle impose le jeu, la variété des points de vue, le repérage ultrarapide, car la mise en page, en écran, exige en général la multiplicité des entrées, la profusion des accès et une fragmentation de la lecture.

La numérisation textuelle entraîne parfois une atomisation du texte qui oblitère la cohérence globale, l’unicité et la linéarité d’un récit  6. Le texte numérique se constitue ainsi comme morceaux, fragments hétérogènes, collections de titres, de légendes, listes hiérarchisées ou pas, colonnes de menus, sommaires et collages de liens. Sa lecture favorise le survol, le piochage, le parcours, l’éparpillement.

Lire avec le doigt permet de passer d’une surface à l’autre, de picorer, butiner, de façon flottante, pressée et distraite. On est plus motivé par le geste juste, la précision de la navigation, que par le contenu de ce qui est lu. Le toucher et le regard, leur réactivité mutuelle, prennent le pas sur la compréhension et le sens. L’image et le graphique deviennent alors prioritaires, la typographie plus visible que lisible, car il faut déchiffrer toujours plus rapidement pour agir vite.

Avec la lecture tactile, il semble plus difficile d’aller d’avant en arrière, de se promener au fil des pages, de les mettre en vis-à-vis. Quant aux interactions très pratiques consistant par exemple à crayonner dans les marges d’un bon gros bouquin ou à prendre des notes, elles sont impossibles dans les marges virtuelles d’une édition électronique. Nous voici face à une promesse non tenue, celle de l’interactivité généreuse, de ce mythe du « participatif » universel permis par la technologie.

Grâce aux outils textuels numériques (mail, SMS, PowerPoint, posts, tweets…) naît une pratique de lecture qui contraint tout écrit à être expéditif car efficace, nécessite la force du slogan, de la formule, pour pouvoir être entendu.

La lecture ordinaire et continue laisse la place à un écrémage superficiel, une sélection expéditive de contenus immédiatement consommables. Certes, on peut penser que l’activité de lecture a considérablement progressé en volume  7, mais il s’agit souvent d’une forme de lecture utilitaire et de déchiffrage mécanique.

Elle est toujours/déjà conçue comme une « application » plutôt que comme un plaisir en soi, un appel à réflexion ou un exercice d’acquisition de connaissances. Elle impose une relation au corps hyperactive, rapide, qui contredit cette forme de quiétude, ce demi-sommeil que suppose la lecture de « plaisir » ou l’extrême concentration que nécessite la lecture académique.

Lire sur un écran implique un certain nombre de contraintes, ne serait-ce que corporelles. Cela permet l’écoute distraite alors que le support papier engendre l’obligation de scruter, de se concentrer, invite à la notation et à l’engagement. Cette lecture impose les effets de liste, la constitution d’un ordre, des stratégies de guidage non linéaires, l’appropriation globale et unitaire d’un espace où l’on devrait pouvoir se laisser porter par le séquençage narratif.

Sur un écran, le langage se réduit aux limites du cadre ou devient illisible  8. Si elle veut être efficace, rapide, utilitaire, performative, cette lecture digitale exige aussi une forme de lecture particulière liée à l’indexation, à l’obligation de classifier.

L’univers des informations se présente ainsi comme un empilement monumental de listes, séries, collections, nomenclatures, figurées par des mots, des liens, des contacts, des adresses, des icones…

En outre, la concentration devient extrêmement difficile car l’attention est sans cesse monopolisée par des objets extérieurs à l’objet lu. La lecture devient une sorte de jeu de repérages au milieu d’une multiplicité d’embrayeurs d’actions, d’invites à la navigation, de publicités hypertextuelles.

La lecture numérique amène enfin à traiter des connexions, des liens, et élabore grâce à l’hypertexte des profondeurs de « linéaires » virtuels projetant le lecteur/consommateur vers de nouvelles « lectures » marchandises.

Le web se présente comme une immense base de données dans laquelle on furète, aidé par des moteurs de recherche financés par la publicité. Ce n’est plus tant le contenu ou l’information, la lecture ou la consultation qui importent, mais le clic, le contact, la visite, la navigation et la requête qui deviennent les gestes utiles, recherchés, quantifiés, monnayés. Le texte se transforme en une denrée destinée à combler les vides entre les publicités et toutes sortes de liens commerciaux : bref, le texte devient lui aussi ce qu’un ancien patron de TF1 appelait « du temps de cerveau humain disponible »…

Dans cette logique toute contemporaine où le consommateur fabrique lui-même ses propres besoins et ses propres produits  9, les contenus textuels ne sont pas « poussés » vers lui par charité pédagogique et diffusion gracieuse de connaissances mais bel et bien pour faire marcher le commerce tout en lui donnant l’illusion de l’autonomie et du sens critique.

Alors que la prégnance du tout-numérique semble de plus en plus despotique, des experts tels Nicholas Carr ont pointé férocement certaines limites de cette culture. Dans un article désormais fondateur, « Google rend-il stupide ?  10 », publié en juin 2008 dans la revue The Atlantic, le journaliste dresse un réquisitoire sans équivoque sur la lecture numérique : « Désormais, ma concentration commence à s’effilocher au bout de deux ou trois pages. Je m’agite, je perds le fil, je cherche autre chose à faire. J’ai l’impression d’être toujours en train de forcer mon cerveau rétif à revenir au texte. La lecture profonde, qui était auparavant naturelle, est devenue une lutte. […] Même lorsque je ne travaille pas, il y a de grandes chances [pour] que je sois en pleine exploration du dédale rempli d’informations qu’est le web ou en train de lire ou d’écrire des e-mails, de parcourir les titres de l’actualité et les derniers billets de mes blogs favoris, de regarder des vidéos et d’écouter des podcasts ou simplement de vagabonder d’un lien à un autre, puis à un autre encore. (À la différence des notes de bas de page, auxquelles on les apparente parfois, les liens hypertextes ne se contentent pas de faire référence à d’autres ouvrages ; ils vous attirent inexorablement vers ces nouveaux contenus.) »

Ars Industrialis, le groupe fondé par le philosophe et critique des médias Bernard Stiegler, utilise le terme grec de pharmakon pour caractériser l’ambivalence de toute nouvelle technique produisant à la fois le remède et le poison, et, dans notre cas, la profusion d’informations et la pauvreté du sens.

La dispersion comme nouvelle compétence

Nicholas Carr aborde le fond du problème, c’est-à-dire comment une mutation des pratiques de lecture et d’accès aux textes peut répondre à un vaste programme sous l’impulsion des industries de contenu et, dans notre appréhension anthropologique, à envisager le geste de la lecture dans une vision purement utilitariste et économique : « Grâce au pouvoir grandissant que les ingénieurs informaticiens et les programmeurs de logiciel exercent sur nos vies intellectuelles, l’éthique de Taylor commence également à gouverner le royaume de l’esprit. Internet est une machine conçue pour la collecte automatique et efficace, la transmission et la manipulation des informations, et des légions de programmeurs veulent trouver “LA meilleure méthode”, l’algorithme parfait, pour exécuter chaque geste mental de ce que nous pourrions décrire comme “le travail de la connaissance”. […] Ce que Taylor a fait pour le travail manuel, Google le fait pour le travail de l’esprit 11. »

L’enjeu futur de la lecture numérique se trouve dès lors déplacé : il ne s’agit plus ici de se poser la question de la lisibilité, de l’accessibilité, de vagues considérations techniques, voire de la lecture comme simple acte gratuit, sans « intérêt », mais plutôt de constater comment cette lecture numérique s’inscrit dans un projet plus ample consistant à concevoir une plateforme universelle permettant d’accéder à tous les services marchands et où, par exemple, la maîtrise de la multi-activité serait envisagée comme une compétence.

On peut facilement imaginer que la tablette tactile devienne une machine à tout faire à partir de laquelle l’ensemble de notre activité quotidienne serait accessible : vie professionnelle ou personnelle, loisirs, travail, affaires, vie affective et sociale…, comme poste de travail universel ou bien comme seul moyen d’accès au monde privé et public  12.

Cette utopie d’une machine permettant tout, offrant cette fameuse convergence dont rêvent tous les opérateurs semble avoir un objectif avéré : favoriser la possibilité de tout faire en même temps, de parvenir à ce don d’ubiquité rêvé et de pénétrer dans un monde où il n’y aurait plus de différences entre vie privée et vie publique, entre temps personnel et temps professionnel.

Le trader est une des figures héroïques modernes qui incarne au mieux cette facilité à se jouer de tous les obstacles de la vie grâce à ses capacités à tout faire en même temps avec efficacité et rapidité. C’est en tout cas l’avis de Caroline Datchary, une sociologue qui a travaillé sur la notion de multi-activité et de dispersion au travail. Dans l’un de ses travaux où elle s’attache notamment à montrer en quoi les effets de dispersion dus à la multi-activité pouvaient devenir une nouvelle compétence, elle définit ainsi le métier de trader : « L’activité du trader constitue en quelque sorte la quintessence de la profession où l’on est amené à traiter plusieurs opérations en même temps. La pression temporelle et le volume d’informations à traiter sont très grands, et l’environnement saturé de TIC [technologies de l’information et de la communication]. Le poste de travail du trader est littéralement muré par quatre ou cinq moniteurs. Sur le bureau, les objets technologiques (claviers, souris et haut-parleurs, etc.) occupent tout l’espace au détriment du papier et d’autres fournitures. Le téléphone est en fait une énorme boîte noire composée d’un micro, de deux combinés, d’une quinzaine de haut-parleurs et d’un grand écran digital. Il permet d’entrer en communication simultanément avec un nombre important de correspondants. Ajoutons enfin que le trader évolue dans une situation d’incertitude caractérisée mais dans un lieu extrêmement protégé, la salle des marchés 13. »

Le multitasking est un concept forgé par les sociologues du travail destiné à définir comment le salarié de l’entreprise contemporaine est aujourd’hui contraint à la multi-activité s’il veut rester employable. Avec notamment l’apparition du management par projet  14, le salarié voit son positionnement évoluer au sein des organisations, l’obligeant à devenir « entrepreneur de sa propre vie » selon l’expression du sociologue Alain Ehrenberg  15. Chaque collaborateur d’une entreprise doit accumuler un ensemble de compétences qui lui permettent de communiquer, d’être autonome, de savoir travailler en équipe et s’intégrer dans un projet, de maîtriser les TIC, etc. Le salarié d’aujourd’hui ne doit plus être spécialiste d’un métier, il doit être généraliste, réactif, efficace, souple et autonome. Ainsi, l’expert convaincu de l’intérêt de posséder tous les arcanes de son métier a-t-il été supplanté par le généraliste multitâche, spécialiste de tout et de rien, homme à tout faire, affectable à toute fonction au gré des réorganisations incessantes causées par des environnements économiques toujours/déjà instables et une concurrence exacerbée… Autant dire que l’employé « multi-actif » est une main-d’œuvre recherchée par tout employeur.

Mais des questions demeurent : comment peut-on être efficace dans tous les domaines ? Quel est notre degré d’attention lorsque nous accomplissons plusieurs tâches en même temps ? Et quelle efficacité peut-on avoir sur chacune de ces tâches accomplies simultanément ?

De nombreux chercheurs américains ont pris parti contre ce concept, estimant qu’il s’agissait d’un mythe ou d’une illusion. L’Américaine Winifred Gallagher a consacré un ouvrage  16 à ce sujet, dans lequel elle affirme : « Notre capacité à être multitâche est un mythe. Vous ne pouvez pas faire deux choses à la fois. Le mécanisme de l’attention est la sélection : c’est l’un ou l’autre. […] Les gens ont pourtant du mal à comprendre que l’attention est une ressource finie, comme l’argent. » Certes, le cerveau humain est capable de faire plusieurs choses à la fois, mais, avec les nouveaux médias, cette capacité est beaucoup plus sollicitée.

Face à la multiplicité de ces sollicitations, l’attention est soumise à une telle surcharge cognitive que le cerveau ne peut pas gérer avec efficacité l’ensemble des données qui lui sont fournies. Ces données sont bien repérées, triées, multipliées puis stockées, mais pour quel usage si ce n’est pour thésauriser quelques références et encombrer son disque dur. En outre, la multiplication des entrées, la connectivité permanente permise par l’hypertexte, rendent la lecture ludique et automatique, oubliant sa dimension associative, référentielle, mémorielle, etc. La quantité l’emporte sur la qualité, le survol sur l’examen approfondi.

Cette multi-sollicitation n’est pas une fatalité : c’est une nécessité du marché, du business, de principes que des économistes ont tenté de modéliser dans les années 1990  17 en considérant « l’économie sous l’angle de l’attention, en mettant l’accent sur sa rareté 18 ».

Cette économie de l’attention se déploierait dans deux directions opposées : « La première, qui s’appuie sur les sciences cognitives vise à concevoir des dispositifs qui permettent aux individus de mieux gérer leurs attentions et en quelque sorte de les “protéger”. C’est une première acception du postulat de l’attention comme ressource rare : économiser l’attention, c’est d’abord ne pas la gaspiller et l’allouer efficacement. La seconde, qui mobilise les travaux d’économie et de marketing, tente de “valoriser” l’attention comme les économistes le feraient pour toutes autres ressources rares : il s’agit de trouver le modèle économique qui permet d’en extraire de la valeur 19. »

Ainsi, par les efforts conjugués du marketing et d’internet, un nouveau champ commercial est né dont les premiers bénéficiaires sont essentiellement les fournisseurs. Il s’agit pour eux de valoriser la donnée essentielle qu’ils ont à vendre, à savoir l’information, par le biais d’artifices divers et variés comme les interfaces graphiques et les gadgets multimédias. Absorber de l’information nécessite en effet une solide attention – une ressource limitée. Pour les fournisseurs d’informations, ce n’est pas tant la quantité ou la pertinence de l’information qui sera réellement « vendeuse » que la façon dont elle est racontée, mise en scène, valorisée. On comprend que dans un monde où l’information est surabondante et souvent inutile, la façon dont elle est scénarisée prend toute sa valeur, notamment dans un contexte d’échanges marchands  20.

Tendues entre les contraintes d’industrialisation de leur production et la demande de plus en plus personnalisée des consommateurs, les entreprises, notamment sur le web, sont donc amenées à privilégier des logiques de séduction à coûts réduits et rentables rapidement comme peuvent l’être les bandeaux de réclame, les messages interactifs, le spam, etc. Dans la logique du web participatif et du web 2.0, certains innovent en impliquant le consommateur dans le message publicitaire. Comme évoqué plus haut, le consommateur devient ainsi lui-même acteur, l’expérience est personnalisée puis exhibée  21.

Dans ces nouvelles configurations, on constate que la lecture numérique n’a plus rien à voir avec un acte discret et intime, provoquant rêverie et réflexion. Elle est devenue un dispositif complexe, paré d’enjeux autrement plus « sonnants et trébuchants »… Occupation triviale, réflexe quotidien mais souvent indispensable, la lecture est de plus en plus perçue comme une activité uniquement utilitaire, comme support et médiation destinés à d’autres usages. Et cette activité universelle, malgré tout, recèle des possibilités de développement commercial sans doute insoupçonnées.

Malgré ces quelques réserves – qu’on se rassure ! –, Freedom, le dernier livre de Jonathan Franzen, copieux roman de 700 pages annoncé comme le best-seller de la rentrée 2011, est déjà présenté comme un « succès numérique  22 ». En dépit du scepticisme même de quelques éditeurs sur le développement des liseuses  23, on peut donc prédire, sans grand risque mais avec quelque appréhension, que la lecture « au doigt et à l’œil » a de beaux jours devant elle… •

La pensée PowerPoint : enquête sur ce logiciel qui rend stupide

Franck Frommer est un frère. Enfin, disons qu’on aimerait l’avoir comme frère pour le serrer dans nos bras en sanglotant, afin de le remercier de nous venger, sans coup férir, de dizaines d’heures perdues à regarder/écouter/bailler/fuir les présentations « Powerpoint » qui, dans nos métiers comme dans tous les autres, sont désormais la doxa d’une conférence « réussie ».

Bien plus qu’un storytelling

Avec son livre, La pensée Powerpoint : enquête sur ce logiciel qui rend stupide 1, il nous livre en effet bien plus que ces storytellings auxquels nous ont habitué les concepteurs de matériels (vous savez, dans leur garage) ou de logiciels (vous savez, du côté de Seattle) qui font, le plus souvent, l’admiration béate des foules.

Non, le propos est ici résolument incorrect pour évoquer la fortune critique et financière de ce logiciel dont il nous apprend, en tout cas à moi, que la première version sort en avril 1987 et qu’elle « ne fonctionne que sur MacIntosh ». Pour autant, et bien curieusement, c’est à Paris, dans un hôtel pour gens modestes (le Regina) que la première présentation du logiciel que nous connaissons aujourd’hui a lieu, le 25 février 1992. Il faut dire qu’entretemps le logiciel est passé « sous » Windows, et qu’il ne contribuera pas peu à la fortune de Microsoft, d’abord seul, puis intégré dans la suite Office du susdit.

Ce qu’il y a de passionnant dans le livre de Franck Frommer, c’est que cette partie de storytelling ne compte qu’une trentaine de pages, où l’on retrouve les traditionnelles querelles entre « inventeurs », des récits anecdotiques sur la « première fois », quelques données chiffrées, quelques éléments bien sûr, pour ceux qui les ignoreraient encore, sur les caractéristiques du logiciel, et les aspects novateurs (il y en avait) qui ont fait son succès – et puis qu’on passe à autre chose : pour le faire simple, comment l’utilisation de ce logiciel s’insère dans une logique sociale, culturelle, économique, entrepreneuriale, qu’il accompagne, qu’il contamine, et qu’il finit par dominer. Ceux qui croient encore que « la technique est neutre », passez votre chemin, ce livre risque de heurter vos sensibilités.

Un moment clé

En effet, « l’apparition de PowerPoint à l’aube des années 1990 intervient à un moment clé de l’histoire des organisations ». Aux modèles pyramidaux, fortement hiérarchisés, se substituent (semblent se substituer) des modèles plus participatifs, avec de petites équipes, qui allient concepteurs et exécutants dans la mise en œuvre de « projets », « paradigme fondamental du management contemporain ».

La réunion, pour le « suivi de projet », devient « un outil de travail quotidien » et, pour présenter ses résultats, ses avancées, ses réussites, masquer ses échecs, minimiser pertes ou retards, quoi de mieux que PowerPoint ? Avec une jubilation que le lecteur teinte peu à peu d’inquiétude, Franck Frommer montre que, dans le monde du reporting permanent, PowerPoint est un peu le couteau suisse du manager numérique, qui comporte, certes, plein d’éléments qui ne servent à rien, ou plutôt qu’on ne sait pas utiliser, mais aussi tout ce qu’il faut pour survivre, au moins provisoirement, dans la jungle qu’est désormais l’entreprise.

Ceci ne se fait pas sans dégâts : PowerPoint impose la « rhétorique des petits points » (les « bullets » de la version originale), et il est assez frappant de constater qu’un logiciel dit « graphique » s’utilise essentiellement pour diffuser du texte, qui « occupe toujours 80 à 90 % des slides dans toute présentation ». Mais de quel texte s’agit-il ? L’expression d’« essorage sémantique » semble plus qu’appropriée : formules toutes faites, « emploi immodéré du lexique militaire », syntaxe et lexique limités à un vocabulaire de base. Comment ne pas évoquer, une fois de plus, la novlangue orwellienne, surtout quand, dans un passage remarquable, l’auteur montre que la mise en œuvre via PowerPoint d’un « plan de sauvegarde de l’emploi », c’est-à-dire de licenciements massifs, obéit aux mêmes règles que celles du lancement d’une nouvelle marque de cosmétiques, puisque, pour les décideurs, il s’agit avant tout « de dédramatiser et de détourner de la réalité de ce qui est mis en œuvre ».

Avec PowerPoint, tout peut (ou tout doit plutôt) s’énumérer, se répertorier, se cataloguer, se classer, se hiérarchiser, s’ordonner : « Faire une liste, c’est proposer une certaine vision du monde. Et utiliser la liste comme langage principal, c’est… parler la langue de l’ordre et de la maîtrise » : il n’y aura certes pas un bibliothécaire pour le contester. En somme, « l’usage de PowerPoint permet à ses utilisateurs de ne pas s’intéresser aux gens qui se trouvent face à eux », ce que Dilbert résume brillamment dans un cartoon que, hélas, nous ne pouvons pas reproduire ici. C’est bien ce qu’on se disait, aussi, dans les dizaines d’heures stigmatisées plus haut.

Une sourde perversité

Au bout de son exposé, Franck Frommer dénonce « la sourde perversité » du logiciel. C’est que, en accompagnant la révolution managériale de l’entreprise privée, puis du service public, PowerPoint l’aura aussi contaminée, comme d’un « choc en retour ». Ce qui est possible devient obligatoire, et tous les autres modes de communication, de pédagogie, semblent plus ou moins frappés d’anathème – ce qui laisse mal augurer de l’« école numérique », si elle se base sur ce type de modèle.

En exégète de Jean-Patrick Manchette  2 (quand on vous disait que c’était un frère), Franck Frommer ne nous en voudra pas d’étendre son entreprise de suspicion à l’ensemble des storytellings actuellement à l’œuvre pour nous persuader que Google, Twitter, Facebook, YouTube, bien d’autres, sont l’horizon indépassable de l’humanité bienheureuse, et de penser que ces « outils » pourraient aussi justifier d’ouvrages aussi solides et aussi polémiques que le sien pour amener à la réflexion sur leur prolifération et sur leur hégémonisme.

Yves Desrichard

  1. (retour)↑   Il s’agira ici de lecture numérique au sens large, c’est-à-dire comme un ensemble homogène et cohérent comportant quelques constantes comme la lecture sur écran et les liens hypertextes.
  2. (retour)↑  http://www.journaldunet.com/solutions/dsi/fabrice-deblock-interfaces-tactiles-et-nouveaux-usages.shtml
  3. (retour)↑   À l’heure de boucler cet article, j’apprends qu’un constructeur (Vinci) vient de concevoir une tablette destinée aux bébés de 0 à 4 ans sans Wifi ni GPS mais « équipée de contours spécialement conçus pour résister aux chocs et aux mâchouillages compulsifs » (Journal du Geek [Greg] du 17 août 2011).
  4. (retour)↑   Tout comme la pratique intensive du SMS rend l’exercice de la dactylographie plutôt désuet.
  5. (retour)↑   Titre du clairvoyant essai de Neal Postman paru en 2010 aux éditions Nova.
  6. (retour)↑   Sans parler de la dissémination liée aux liens et aux multiples contenus multimédias…
  7. (retour)↑   Le taux d’analphabétisme dans le monde a diminué durant la décennie 2000 et se concentre dans quelques pays comme l’Inde, le Brésil ou la Chine, et 64 % des 774 millions d’adultes analphabètes dans le monde sont des femmes… (source : Unesco : http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=17467&Cr=alphab%C3%A9tisation&Cr1=UNESCO).
  8. (retour)↑   La question de la fatigue oculaire engendrée par toutes ces nouvelles manières de lire pourrait devenir un sujet épineux de santé publique, notamment pour les futures générations…
  9. (retour)↑   Voir à ce sujet le travail de la sociologue Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur. De McDo à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, La Découverte, 2008.
  10. (retour)↑   Voir pour la traduction :
  11. (retour)↑   Art. cité.
  12. (retour)↑   La tendance au premier semestre 2011 montre que le marché des tablettes est en constante progression alors que celui des notebooks est en décrue…
  13. (retour)↑   Caroline Datachary, « Se disperser avec les TIC, une nouvelle compétence ? », in : Emmanuel Kessous et Jean-Luc Metzger (dir.), Travailler aujourd’hui avec les technologies de l’information, Paris, Hermès, 2005. Disponible en ligne : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/33/17/82/PDF/_Datchary.pdf
  14. (retour)↑   Cf. Ève Chiapello et Luc Boltanski, Le nouvel esprit du capitalisme, Le Seuil, 1999.
  15. (retour)↑   On parle aussi de « personal branding », où l’individu devient une marque commerciale qu’il doit promouvoir comme un produit s’il veut progresser dans sa carrière professionnelle.
  16. (retour)↑   Winifred Gallagher, Rapt : Attention and the Focused Life, Penguin Press, 2009.
  17. (retour)↑   La paternité de ce concept est attribuée au prix Nobel d’économie 1978 et père de la « rationalité limitée », l’Américain Herbert A. Simon.
  18. (retour)↑   Emmanuel Kessous, Kevin Mellet et Moustafa Zouinar, « L’économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Sociologie du travail, vol. 52, n° 3, 2010.
  19. (retour)↑   Art. cité, p. 3.
  20. (retour)↑   À ce titre, on peut s’interroger sur la notion de journalisme « augmenté » telle que développée par des sites de « datajournalism » comme OWNI.
  21. (retour)↑   Le narcissisme étant une autre des constantes de l’individu hypermoderne : voir Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Climats, 2000.
  22. (retour)↑  « Les 300 000 téléchargements payants de “Freedom” redonnent de l’espoir à un secteur américain en crise » titrait Libération du 16 août 2011.
  23. (retour)↑   Olivier Cohen, éditeur français de Franzen : « Que va-t-il advenir du livre de poche ? ». Dans le même article, la part de marché de l’édition électronique en France est estimée à 1 %.
  24. (retour)↑   Paris, La Découverte, 2010, coll. « Cahiers libres », 264 p.
  25. (retour)↑  Jean-Patrick Manchette : le récit d’un engagement manqué, Paris, Kimé, 2003, coll. « Détours littéraires », 156 p.